C'est une impatience tangible qui agitait l'immensité de Bastille en ce samedi soir : Jonas Kaufmann, star parmi les stars, y interprétait le rôle-titre de Lohengrin après plusieurs mois de silence forcé, silence enfin brisé mercredi pour la première. Dans la salle, s'élèvent les premières notes du prologue, un prologue qui tire les larmes. Tous les pupitres de l''Orchestre de l'Opéra National de Paris se couvrent de gloire sous la baguette d'un Philippe Jordan rarement aussi inspiré. Depuis la fosse, il dessine le monde révolu de Lohengrin, un monde fait de fêtes grandioses, de conquêtes héroïques et d'invocations à des dieux oubliés. La musique oscille entre la jubilation populaire et les intrigues sourdes, entre la lumière et la noirceur. Philippe Jordan saisit particulièrement bien ces contrastes et sait les mettre en valeur tout en gardant une vision d'ensemble.
Cette direction musicale s'adapte parfaitement à la mise en scène de Claus Guth. Celui-ci situe l'action juste avant la révolution de mars 1848, dans une époque d'instabilité politique et d'incertitude. Au centre d'un palais, l'intrigue se joue dans un espace tantôt chambre, tantôt cour, tantôt jardin. Certaines scènes sont empreintes d'une grande poésie, comme la nuit de noces au bord d'une étendue d'eau entourée de roseaux. D'autres, comme les invocations d'Ortrud aux dieux germaniques, véhiculent une sourde violence.
Dans ce monde malade empreint de mélancolie, évoluent des personnages aux caractères complexes et fouillés. Les seuls à échapper à ce travail poussé sont le Hérault et le roi Heinrich. Il est vrai cependant que le livret ne leur offre pas de véritable psychologie. Efils Silins prête au Hérault une belle voix de baryton-basse, très bien projetée dans une salle à l'accoustique si peu flatteuse. On ne présente plus René Pape qui incarne les grands rôles de basse wagnérienne dans les plus grandes salles du globe. Son timbre cuivré et autoritaire conviennent parfaitement à Heinrich, rôle quelque peu statique certes mais intéressant quand bien chanté.
Dans l'intrigue manichéenne de Lohengrin, Friedrich et, encore plus, a femme Ortrude incarne le mal et la méchanceté. Wolfgang Koch en tuteur corrompu d'Elsa se montre particulièrement convaincant au premier acte. Il livre une prestation plus qu'honorable dans les actes suivants mais l'on sent la fatigue le gagner au fur et à mesure de la soirée. Evelyn Herlitzius campe une maîtresse femme impressionante, aussi bien dans son chant que dans son jeu. Voix large et puissante, aigus sûrs et timbre déployant mille petites lames acérées, elle captive le spectateur d'emblée. Son jeu est impeccable et particulièrement intelligent. Elle évite de faire d'Ortrud une bonne femme pratiquant la magie noire. Au contraire, elle incarne une princesse fière et orgueilleuse au port altier et aux invocations magiques terribles.
Face à ce premier couple, les deux héros : Elsa et Lohengrin. Martina Serafin n'est pas vraiment l'héroïne blonde et pure qu'on attend mais l'interprétation vocale est exempte de tout reproche. Scéniquement, la soprano autricheinne est très crédible et est une partenaire plus qu'accetable pour la vedette de la soirée... Car c'est avant tout Jonas Kaufamnn qu'on est venu entendre et voir et c'est lui qui donne le plus de satisfaction. Après avoir beaucoup craint pour lui, on le retrouve dans une très bonne forme vocale. On l'a connu plus téméraire, c'est vrai, mais la prudence du chanteur devient ainsi la fragilité du héros. En anti-héros égaré, le ténor allemand trouve un personnage parfaitement adapé à ses qualités artistiques. Car ce qu'il sait si bien exprimer, c'est la douleur et la faille dans l'armure du chevalier. Son Lohengrin est aux antipodes du combattant vindicatif, il est faible et introverti, perdu dans un monde où il ne trouve pas sa place. Ici, le timbre sombre et mélancolique du chanteur bavarois, ses pianissimi murmurés à l'oreille du spectateur se mettent au service de la conception de Claus Guth. La puissante ovation qui l'accueille à la fin du spectacle remercie Jonas Kaufmann d'être revenu à l'Opéra avec tant de brio.
Lohengrin, opéra romantique en trois actes de Richard Wagner sur un livret de Richard Wagner, 1850
Lohengrin : Jonas Kaufmann
Elsa von Brabant : Martina Serafin
Heinrich der Vogler : René Pape
Friedrich von Telramund : Wolfgang Koch
Ortrud : Evelyn Herlitzius
Der Heerrufer des Königs : Egils Silins
Vier brabantische Edle : Hyun-Jong Roh, Cyrille Lovighi, Laurent Laberdesque, Julien Joguet
Vier Edelknaben : Irina Kopylova, Corinne Talibart, Laetitia Jeanson, Lilia Farkas
Direction musicale : Philippe Jordan
Mise en scène : Claus Guth
Orchestre et choeur de l'Opéra National de Paris
Opéra Bastille, 21 janvier 2017