Quand Anita Rachvelishvili chante...
Critique de Carmen à l’Opéra Bastille
La mise en scène de Carmen par Calixto Bieito, bien connue du public parisien désormais, refait ce printemps les belles heures de l’Opéra de Paris. Elle a éveillé en nous les mêmes réactions qu’il y a deux ans : fascination mêlée d’horreur face à la violence mortifère de cette Espagne moite et brutale. Bien que la volonté de Bieito de souligner la violence de l’œuvre là où tant d’autres tentent de l’occulter soit louable, on ne peut s’empêcher d’éprouver un certain agacement face à certaines scènes vraiment trop exagérées tel le meurtre à coups de portière de Zuniga à la fin du II.
Vocalement, le plateau est excellent. Valentine Lemercier, jolie Mercédès, et François Lis, Zuniga à l’autorité vocale indéniable, se démarquent d’un petit groupe de très bons seconds rôles. Nicole Car est d’abord assez discrète à l’acte I mais emporte l’adhésion au III avec un « Je dis que rien ne m’épouvante » particulièrement touchant. Dotée, de plus, d’un médium chaleureux et de beaux aigus, la soprano australienne est finalement une Micaëla très sensible. Roberto Tagliavini, paraît d’abord prudent dans « Votre toast je peux vous le rendre » avant de se libérer dans son duo avec Don José au III. C’est donc un bel Escamillo en somme, un peu trop appliqué certes, mais doté d’une voix profonde et d’un timbre accrocheur. Jean-François Borras possède une voix plus légère que la plupart des titulaires du rôle de Don José. Par conséquent, les passages les plus héroïques comme « Dût-il m’en coûter la vie » le mettent un peu en difficulté et le voient parfois couvert par l’orchestre. En revanche, on apprécie son style et ses aigus en voix mixte dans les passages plus lyriques comme le duo du I avec Micaëla. On apprécie également son excellente diction française, seule impeccable au sein du quatuor tenant la tête de l’affiche. Dans le rôle qui lui a ouvert les portes de tous les théâtres, Anita Rachvelishvili fait étalage d’une voix extrêmement ample au grave capiteux et au médium d’une chaleur hors norme. Cette Carmen a un charme langoureux et mortifère qui se déploie dès une Habanera lassive. L’air du II « Les tringles des sistres tintaient » empoigné à un rythme haletant montre toute la fouge de l’artiste tandis que le trio des cartes, chanté avec une horreur hallucinée, nous laisse des frissons. Quand on voit cette Carmen chanter avec tous les charmes de son timbre de bronze « Jamais Carmen ne cédera » au IV, on ne peut s’empêcher de penser qu’on a vu ici une très grande Carmen.
Dans la fosse, la direction un tantinet routinière de Pierre Vallet verse parfois dans le clinquant mais soutient malgré tout le drame avec efficacité. Les Chœurs de l’Opéra National de Paris sont absolument superlatifs dans cette œuvre où ils se taillent la part du lion. Depuis le sublime chœur des cigarières au Ier acte jusqu’à « Les voici, voici la quadrille » au IVème acte, ils offrent une interprétation magistrale. Le Chœur d’enfants de l’ONP et la Maîtrise des Hauts-de-Seine ne sont pas en reste, dénués de toute acidité et impeccablement préparés.
Une belle soirée de répertoire en somme enlevée par les Chœurs de la maison et la Carmen tragique d’Anita Rachvelishvili.
Carmen, opéra en quatre actes de Georges Bizet sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, 1875
Carmen : Anita Rachvelishvili
Don José : Jean-François Borras
Micaëla : Nicole Car
Escamillo : Roberto Tagliavini
Frasquita : Gabrielle Philiponet
Mercédès : Valentine Lemercier
Le Dancaïre : Boris Grappe
Le Remendado : François Rougier
Zuniga : François Lis
Moralès : Jean-Luc Ballestra
Direction Musicale : Pierre Vallet
Mise en scène : Calixto Bieito
Orchestre et chœur de l'Opéra National de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine et Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Opéra Bastille, 8 mai 2019