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13 février 2019

Berlioz ridiculisé

                Critique des Troyens à l’Opéra Bastille

                Ces Troyens devaient être une fête : souvenir des Troyens de 1990 qui avait été le premier ouvrage lyrique monté à Bastille, commémoration des cent cinquante ans de Berlioz et feu d’artifice final du « Cycle Berlioz » initié en 2015. Hélas, cette production des Troyens tient plus de la mascarade que de la célébration.

                Les problèmes commencent avec la production de Dmitri Tcherniakov qui accentue à l’extrême l’écart entre La prise de Troie et Les Troyens à Carthage à tel point qu’on croirait assister à deux opéras différents. La première partie se déroule dans une dictature militaire où Priam et sa famille se cramponnent au pouvoir tandis que la populace vit dans un dédale d’HLM grisâtres. La seconde partie est située dans un « centre de psycho-traumatologie pour victimes de guerre », comme un bandeau veut bien nous l’expliquer au début du III. Dans un hideux salon aux murs rose saumon avec table de ping-pong, faux décor de plage et meubles en formica, Enée est censé soigner ses traumatismes entourés d’un essaim d’infirmiers en gilets rouges. La première partie manque cruellement de joie populaire et d’amour (car évidemment, malgré leur sublime duo, Chorèbe et Cassandre ne s’aiment pas d’un amour réciproque) mais est riche en idées saugrenues (pas de Cheval de Troie, c’est Enée qui fait entrer les Grecs dans la ville) et en gadgets inutiles (bandeaux d’information qui commentent ou annoncent de manière redondante ce qu’on peut voir et entendre sur scène). La seconde partie est absolument incompréhensible : une malade se prenant pour Didon (lubie à laquelle tout le centre de soins semble se plier) tombe amoureuse d’Enée puis, repoussée, se suicide aux barbituriques. Seul point commun aux deux parties de la mise en scène, des hurlements et des rires venant sans cesse perturber la musique. Dmitri Tcherniakov a donc réussi à relire Virgile et Berlioz et à faire de leurs héros tragiques des personnages attristants de banalité voire vulgaires.

Les Troyens, Bastille, 2019 (3)

                Le plateau vocal offre des plaisirs mitigés. Les petits rôles sont pour la plupart bien distribués, à l’exception du Priam bougonnant de Paata Burchuladze. Véronique Gens est sous-employée en Hécube qui n’a pas une seule réplique en solo. En outre, elle ne peut même pas apporter au personnage ses qualités de tragédienne :  Tcherniakov la fait gesticuler sans aucune dignité pendant les plus belles phrases du duo Chorèbe/Cassandre et pendant le début de « Châtiment effroyable ». Michèle Losier est un charmant Ascagne. Dans la partie carthaginoise, Aude Extrémo est une excellente Anna à la voix profonde et charnue tandis que Cyrille Dubois fait de « Ô blonde Cérès » un véritable moment de grâce. Diction précise, ligne de chant élégante, timbre suave, aigus ravissants, tout y est. Stéphane Degout est un Chorèbe idéal : timbre chaud, aigus percutants, médium riche. Son duo avec Cassandre est de toute beauté, délivré avec une élégance et une précision exemplaires. Face à lui, la Cassandre de Stéphanie d’Oustrac brille par son investissement scénique. Cependant, la voix de la mezzo française paraît un peu petite pour l’immense salle qu’est Bastille, d’autant plus que les décors de l’acte I et II, à l’exception du salon doré, ne renvoient pas les voix. Mais les qualités de diseuse et de tragédienne de la chanteuse prennent heureusement le pas sur cette petite réserve. Brandon Jovanovich est un Enée très honorable : beau timbre, investissement scénique (même si on apprécierait que la mise en scène cesse de le faire gesticuler pendant « Inutiles regrets »). On regrette tout de même un certain côté hors-style. Certes, Enée demande de l’héroïsme, mais il ne faut pas oublier son héritage belcantiste. On aurait pu désirer un Enée plus nuancé et plus souple vocalement. C’est à peu près le même reproche que l’on fera à la Didon d’Ekaterina Semenchuk. Celle-ci a pour atout un timbre charnu et immédiatement séduisant ainsi qu’une puissance vocale impressionnante mais manque parfois de délicatesse. De plus, elle a bien du mal (et on la comprend) à s’épanouir vocalement comme théâtralement dans le rôle de demi-folle que lui donne la mise en scène.

Losier Jovanovich D'Oustrac Gens Degout, Les Troyens, Bastille, 2019

                Dans la fosse, Philippe Jordan déçoit nos attentes. Il donne l’impression de marcher sur des œufs dans la première partie, privant par conséquent les scènes de réjouissance populaire de tout éclat. Dans la partie carthaginoise, tout est ronflant et pompier, même les moments de pure poésie. C’est ainsi que l’octuor et le duo du IV sonnent plats alors qu’ils évoquent normalement le scintillement de la mer et la douceur du crépuscule. De plus, les tempi de « Chers Tyriens » et de « Nuit d’extase » sont beaucoup trop rapides et ne laissent pas aux chanteurs la possibilité de s’épanouir. On est de plus très étonné de remarquer des décalages entre plateau et fosse dans le sublime « Châtiment effroyable », chose inexplicable à la dernière représentation de la série et dans une maison de l’envergure de l’Opéra de Paris. Enfin, on ne peut que déplorer les nombreuses coupures infligées à l’œuvre. La suppression des ballets réduit à peau de chagrin l’acte IV. Quant à la suppression de la scène de Panthée et du chœur ainsi que du duo des sentinelles à l’acte V, c’est la mise en scène qui les explique : seul Enée entend les voix qui appelle à gagner l’Italie. Toujours est-il que cette coupure entraîne l’enchaînement très étrange et déstabilisant de l’air d’Hylas avec « Inutiles regrets ». De plus, Berlioz tenait énormément au duo des sentinelles qui lui permettait de mélanger comique et tragique. Il est donc navrant de l’avoir écarté.

C’est donc une impression de rendez-vous manqué qui se dégage de cette production des Troyens. Etrange manière de célébrer l’anniversaire de la mort d’un compositeur que d’amputer et de dévoyer son œuvre. Les bonheurs vocaux de cette représentation ne suffisent malheureusement pas à effacer l’impression de ridicule de cette mise en scène et d’absence de compréhension du compositeur de cette direction.

Dubois Van Horn Semenchuk Extrémo, Les Troyens, Bastille, 2019

Les Troyens, opéra en cinq actes d’Hector Berlioz sur un livret d'Hector Berlioz d’après L’Enéide de Virgile, 1863

La prise de Troie

Cassandre : Stéphanie d’Oustrac

Chorèbe : Stéphane Degout

Enée : Brandon Jovanovich

Ascagne : Michèle Losier

Hécube : Véronique Gens

Panthée : Christian Helmer

Le fantôme d’Hector : Thomas Dear

Priam : Paata Burchuladze

Un capitaine grec : Jean-Luc Ballestra

Un soldat : Tomislav Lavoie

Hélénus : Jean-François Marras

Polyxène : Sophie Claisse

Créuse : Natasha Mashkevich (rôle muet)

Andromaque : Mathilde Kopytto (rôle muet)

Astyanax : Oscar Chiller / Emile Gouasdoué (rôle muet)

Polyxène : Francesca Lo Bue (rôle muet)

Les Troyens à Carthage

Didon : Ekaterina Semenchuk

Anna : Aude Extrémo

Enée : Brandon Jovanovich

Ascagne : Michèle Losier

Iopas : Cyrille Dubois

Narbal : Christian Van Horn

Hylas : Bror Magnus Tødenes

Panthée : Christian Helmer

Le fantôme de Cassandre : Stéphanie d’Oustrac

Le fantôme de Chorèbe : Stéphane Degout

Le fantôme d’Hector : Thomas Dear

Le fantôme de Priam : Paata Burchuladze

Mercure et un prêtre de Pluton : Bernard Arrieta

 

Direction Musicale : Philippe Jordan

Mise en scène : Dmitri Tcherniakov

Orchestre et chœur de l'Opéra National de Paris

Opéra Bastille, 12 février 2019

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