En 1867 était créé, à l'Opéra de Paris, Don Carlos, vingt-sixième opéra de Giuseppe Verdi. Jugée trop longue, donc coupée puis entièrement remaniée pour une version italienne en quatre actes seulement, la version française de cet opéra est longtemps restée dans l'ombre de la version milanaise. Suite à l'initiative de Stéphane Lissner, l'Opéra national de Paris a remonté cette année une version intégrale de Don Carlos, en français, avec tous les morceaux coupés avant et après la première parisienne, mais sans le ballet. A cette occasion, une distribution d'exception a été réunie sous la baguette du directeur musical de la maison, Philippe Jordan : Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov. La mise en scène a été confiée au Polonais Krzysztov Warlikowski.
L'action, transposée dans les années 50, se déroule dans des espaces tantôt immenses tantôt confinés, toujours écrasants et étouffants. Tout commence à Saint-Just où Don Carlos se remet d'une tentative de suicide. Dans son esprit torturé, il revoit sa rencontre avec Elisabeth à Fontainebleau. Cette scène de bonheur fugitif est particulièrement réussie. Le coup de foudre immédiat entre les deux personnages, peu crédible d'ordinaire, est ici magnifié par le souvenir de l'infant. L'acte II est un retour au présent, à Saint-Just où l'esprit malade de Don Carlos croit apercevoir le spectre de Charles Quint. Saint-Just est ici représenté par l'immensité du plateau de Bastille, entièrement parqueté. A jardin, une table sur laquelle est posée une croix et une buste de Charles Quint, à cour un lit de camp bleu roi qui ne quittera pas la scène. L'acte II se poursuit non pas dans les jardins du cloître mais dans une salle d'escrime. Si habiller les choristes femmes en tenue d'escrime est assez peu esthétique, organiser un combat de fleurons entre Philippe II et Rodrigue pendant leur duo s'avère une excellente idée, renforçant la tension entre les deux personnages. A l'acte III, les jardins de la reine disparaissent pour laisser place au plateau nu, à l'exception d'une coiffeuse et d'une petite pièce en grillage rouge à jardin. C'est derrière cette grille que Don Carlos confond Eboli avec Elisabeth. Pour l'autodafé, le choeur composé d'officiers, de leurs femmes, de nonnes et de moines est placé dans un amphithéâtre. La cloison du fond de scène s'ouvre pour le faire glisser sur scène sous le son des cloches. Un rideau sépare l'amphithéâtre de l'avant scène où l'on voit Elisabeth et Philippe II, ivre, se préparer pour leur apparition publique tandis que les choeurs chantent. Si l'on peut regretter avec un peu de nostalgie les processions impressionnantes des mises en scène plus traditionnelles, il faut reconnaître à cette idée de Warlikowski une efficacité poignante. La joie et le délire du peuple offrent un contraste saisissant avec la violence des rapports entre Philippe II, Elisabeth et Carlos. Ici, point d'hérétiques brûlés vifs mais un prisonnier exécuté sommairement sous les yeux horrifiés d'Elisabeth. Après l'entracte, l'action se déroule dans le cabinet de Philippe II, pièce aux dimensions très réduites où le drame intime et familial s'amplifie. La prison de Don Carlos est une cage étroite et longue dans l'immensité de la scène nue. Pour l'acte V, l'action retourne une dernière fois à Saint-Just. Là, Elisabeth se suicidera par le poison et Carlos, au lieu d'être entraîné dans la tombe par Charles Quint, s'appliquera un pistolet sur la tempe, sans que l'on sache s'il tire ou non. La mise en scène de Warlikowski recourt régulièrement à la vidéo : projections du visage désespéré de Carlos au premier acte et à la fin de l'opéra, de celui d'Elisabeth et de Philippe II ainsi que de flammes, pendant l'autodafé, et d'un homme en dévorant un autre. Les second rôles sont tous excellents dans cette production. On retiendra en particulier les six députés flamands nuancés, Eve-Maud Hubeaux en Thibault à la voix charnue, Julien Dran en Comte de Lerne de haute tenue. Krzysztof Baczyk est un moine autoritaire, à la diction très claire sauf une fois, malheureusement, dans le final de l'acte V. Dmitry Belosselskiy est un Grand Inquisiteur écrasant d'autorité, dans ses insinuations pleines de fiel ("Rentrez dans le devoir ! […] Livrez-nous le Marquis de Posa !") que dans ses accès de colère ou ses coups de force ("Ô peuple sacrilège / Prosterne-toi devant celui que Dieu protège ! A genoux !").Face à ce Grand Inquisiteur terrifiant qui, en trois apparitions très brèves, parvient à faire planer son ombre menaçante sur toute l'oeuvre, Ildar Abdrazakov incarne un Philippe II alcoolique, profondément solitaire, malheureux et violent. Jouant d'un timbre de bronze, d'aigus faciles et de graves bien timbrés, la basse russe dessine un personnage pathétique, autant victime que bourreau. L'acte IV est évidemment son heure de gloire. Fort d'une diction plus travaillée et précise que dans les actes II et III, Abdrazakov livre un monologue tout en nuance, émouvant dans sa simplicité ("Elle ne m'aime pas" chanté sans aucune affectation, très bas).
Sonya Yoncheva, en prise de rôle en Elisabeth de Valois, a pour elle une timbre sensuel, une voix très bien projetée et un jeu scénique touchant. Elle est particulièrement à son avantage dans l'acte I. Ce premier duo avec Carlos est pour elle l'occasion de montrer toute son élégance et son aisance dans un aimable badinage puis dans les serments d'un amour heureux. Mais le rôle est sûrement trop long et trop grave pour la jeune soprano lyrique. A l'acte V, sa voix accuse la fatigue et cela s'en ressent notamment dans ses aigus. Reste une composition théâtrale très réussie qui permet de changer la jeune femme amoureuse en reine altière et fidèle à son devoir en toute crédibilité.Alors qu'elle accomplit sa première prise de rôle chez Verdi, Elīna Garanča est incandescente en Eboli. Parfaitement homogène sur toute la tessiture meurtrière du rôle, depuis des graves moelleux et abyssaux jusqu'à des aigus éclatants en passant par un medium charnu. Et quelle prestance ! Irradiant la scène de sa chevelure blonde, aussi belle en tenue d'escrime noire qu'en robe du soir rose, elle est parfaite dans le rôle de cette princesse intrigante et désespérément amoureuse. Son premier air, "Au palais des fées", est un chef d'oeuvre : les vocalises sont parfaites, le texte raconté avec ironie. Dans sa confrontation avec Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, elle distille ses répliques comme du poison, chante avec un mordant et une dureté admirables. A l'acte IV, ses remords sont sublimes, aussi bien dans le quatuor que dans "O don fatal et détesté" où elle est si touchante, si digne dans une plainte chantée piano. Sans aucun doute, c'est elle la reine de la soirée.
Formant avec Elīna Garanča, pour quelques instants seulement, au III, un couple particulièrement bien assorti, Jonas Kaufmann trouve en Don Carlos un de ses meilleurs rôles. Torturé, désespéré, obsédé par un amour impossible, voué au malheur, tel est le personnage qu'incarne le ténor allemand de sa voix barytonnante et mélancolique. Les aigus détimbrés de ce héros romantique sont l'explosion déchirante d'une douleur contenue. Déjà dans le premier acte, le Don Carlos de Jonas Kaufmann court après une félicité qu'il sait perdue. La lamentation sur le corps de Posa est l'apogée de cette performance. Après une explosion de colère et de rébellion contre Philippe II dans l'acte IV projetée avec force et vaillance, Jonas Kaufmann chante avec une émotion poignante, une diction impeccable l'un des plus beaux moments de l'opéra, soutenu par Abdrazakov, des choeurs d'hommes exemplaires et la direction attentive de Jordan.
Jonas Kaufmann trouve en Ludovic Tézier le meilleur partenaire qui soit pour "Dieu, tu semas dans nos âmes". On ne répétera jamais assez combien ces deux voix sont faites l'une pour l'autre. L'entente des deux artistes est palpable, leur union parfaite. Le baryton français à la voix chaude et claire, aux aigus faciles trouve en Rodrigue l'un de ses plus beaux rôles. Excellent comédien dans ce personnage qui semble taillé pour lui, il est magnétique de bout en bout. Que dire de cette scène à la cour d'Elisabeth où il alterne avec brillo les flatteries à Eboli et sa supplique ardente auprès de la reine ? Que dire de cette puissance d'évocation dans son duo avec Philippe II où, d'une diction claire et précise, il décrit la situation de la Flandre ? Que dire de ce trio avec Elīna Garanča et Jonas Kaufmann où il réduit à néant toutes les réserves qu'on a pu avoir sur son jeu dans le passé ? Que dire enfin de sa mort, véritable paroxysme de l'émotion de l'opéra ? Quel baryton a jamais eu assez de longueur de souffle pour pouvoir chanter sans faiblir "Ah, je meurs l'âme joyeuse car tu vis sauvé par moi" sans respiration ? Assurément, Ludovic Tézier a livré dans cette production une interprétation pour l'éternité..
Les choeurs de l'Opéra national de Paris sont particulièrement mis en valeur dans cette version de Don Carlos. De leur remarquable performance, on retiendra tout particulièrement les choeurs de paysans du premier acte, poignant. "Ô chant de fête et d'allégresse" chanté pianissimo et a capella était saisissant. De même, les choeurs masculins étaient-ils particulièrement émouvant dans la lamentation sur le corps de Posa. Philippe Jordan a su soutenir le drame pendant toute la soirée, maintenant une tension dramatique intense. La flûte pendant la mort de Posa était particulièrement aérienne, le violoncelle qui accompagnait le monologue de Philippe II admirable.
On retiendra pour longtemps ce Don Carlos, magnifique moment d'opéra, qui sans aucun doute deviendra une référence pour l'éternité.
Don Carlos, opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi sur un livret de Joseph Méry et Camille du Locle, 1867
Don Carlos : Jonas Kaufmann
Rodrigue, Marquis de Posa : Ludovic Tézier
Philippe II : Ildar Abdrazakov
Le Grand Inquisiteur : Dmitry Belosselskiy
La Princesse Eboli : Elīna Garanča
Elisabeth de Valois : Sonya Yoncheva
Un moine : Krzysztof Baczyk
Thibault : Eve-Maud Hubeaux
Le Comte de Lerme : Julien Dran
Une Voix d'en Haut : Silga Tīruma
Un héraut royal : Hyung-Jong Roh
Coryphée : Florent Mbia
Députés flamands : Tiago Matos, Michal Partyka, Mikhail Timoshenko, Tomasz Kumiega, Andrei Filonczyk et Daniel Giulianini
Inquisiteurs : Vadim Artamonov, Fabio Bellenghi, Enzo Coro, Constantin Ghircau, Philippe Madrange, Andrea Nelli et Pierapaolo Palloni
La Comtesse d'Aremberg (rôle-muet) : Chun Ting Lin
Direction Musicale : Philippe Jordan
Mise en scène : Krzysztov Warlikowski
Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris
Opéra Bastille, 22 octobre 2017