Renoncer à tout... sauf à la musique
Renoncement. C’est ce mot qui pourrait résumer la vision de La Donna del Lago de Damiano Michieletto. La Donna del Lago outre d’être l’histoire du renoncement de Giacomo V à son amour pour Elena serait également celle du renoncement de cette dernière, son renoncement à l’amour du roi pour épouser Malcom. Cette interprétation se base sur les liens très forts créés par la musique entre le mystérieux Uberto, alias Giacomo V, et la belle dame du lac ainsi que le silence écrit par Rossini juste avant le mot « felicità » dans la cabalette finale, cette suspension qui donne l’impression d’une hésitation d’Elena sur le choix du substantif adéquat à sa situation. Cette idée de départ ainsi présentée peut laisser sceptique mais le travail de Michieletto est si approfondi, si juste d’intentions que l’on se laisse vite convaincre par sa mise en scène. L’opéra commence par une scène sans musique et sans parole. Dans un salon, un vieil homme est assis, celle qu’on suppose sa femme est debout derrière lui. Elle tente de lui dissimuler ses regards à la bague qu’elle porte au doigt et à la photo du roi Giacomo V, posée sur une petite table basse. Enfin, elle sort chercher des fleurs qu’elle arrange dans un vase à côté du portrait, le vieil homme jette les fleurs avec violence et renverse l’eau sur la table. L’ouverture commence, la vieille femme bouleversée se souvient de sa jeunesse, les murs du salon s’envolent et nous nous retrouvons dans une maison de la fin du XIXème siècle aux vitres cassées et à moitié envahie par les joncs. C’est ici que se déroulera tout l’opéra, dans une scénographie irréelle, romantique, brumeuse et inquiétante, sous les yeux des vieux Elena et Malcom, elle regrettant amèrement d’avoir sacrifié son amour pour le roi, lui maudissant la manière dont le cœur d’Elena lui a été ravi. Dans cette atmosphère sinistre, les passions se déchaînent avec violence, Elena jetant avec horreur sa robe de mariée qui lui annonce ses noces avec Rodrigo, Duglas mettant dans les mains de sa fille une carabine en lui répétant « Ti dica questo amplesso, / che mi sei cara ancor. », Giacomo V s’arrachant à Elena avec douleur, Malcom et Rodrigo retenant à peine leur haine en appelant la victoire de leurs vœux. Le final voit la transformation d’Elena jeune en Elena vieille, retournant au salon conjugal où Malcom jette avec dégout sa montre, cadeau de mariage de Giacomo.
La direction de Michele Mariotti épouse à la perfection cette sombre vision de l’opéra. D’une direction souple, aérée, il crée une atmosphère de songes confus et effrayants. Utilisant toutes les sonorités de l’orchestre du Teatro Comunale di Bologna, il suspend le temps pendant le duo « Vivere io non potrò », sublime de douceur et de mélancolie, enflamme les passions guerrières et amoureuses du final du I, cloue la salle de terreur et d’angoisse dans le trio Elena/Giacomo V/Rodrigo et sait exprimer toute l’ambiguïté du rondo final.
Les chanteurs suivent parfaitement le concept de Michieletto et Mariotti, conjuguant tous présence scénique et prouesse vocale. Albina serait un rôle traditionnel et banal de suivante sans sa magnifique partie dans le final du I où sa voix s’élève au-dessus de celle des druides (ici le chœur entier des guerriers) pour invoquer le temps où reviendra la paix. Ruth Inesta sait conférer à son intervention toute la magie et toute la poésie voulue, vocalisant de sa voix pure, claire et ronde, apaisant le torrent de passions qui l’a précédée.
Marko Mimica est un Duglas violent et belliqueux à la voix profonde mais souple comme le montre le rythme inhabituellement rapide de sa cabalette « Ma già le trombe squillano ! ». Son personnage est d’autant moins sympathique que toutes ses répliques de remerciements au final du II ont été coupées et qu’il reste donc muet devant la grâce qui lui est faite.
Le rôle de Rodrigo, avec ses sauts de registres, est un des plus périlleux écrit par Rossini. Michael Spyres, bien que possédant une timbre particulièrement agréable, n’est pas vraiment à la hauteur, avec des graves rauques et des aigus systématiquement en falsetto dans son aria di sortite. Au II, pour sa confrontation avec Giacomo V, il paraît bien meilleur avec plus d’homogénéité et une plus grande orthodoxie dans le style. Pour le reste, son aspect en scène correspond parfaitement aux impressions que peuvent laisser l’œuvre de Walter Scott. Il apparaît comme une sorte de monstre, mi-homme, mi-géant, violent, incapable de compréhension et de sentiment.
Varduhi Abrahamyan, ovationnée après chacun de ses deux airs, possède un magnifique timbre de contralto, plein, chaud, riche de mille couleurs androgynes et d’aigus lumineux. Alliant à cet avantage donné par la nature un parfait respect du style rossinien et une colorature sûre et sans faille, elle s’impose avec facilité dans le rôle de Malcom, lui conférant autant de charme qu’au roi.
Juan Diego Florez fêtait cette année les vingt ans de ses débuts éclatants au ROF qui l’ont consacré comme chanteur de niveau international. Depuis 1996, le ténor péruvien n’a cessé de se perfectionner dans ce répertoire rossinien qui lui sied si bien et auquel il est le seul à rendre aussi bien justice. Avec une voix lumineuse, naturelle, immédiatement séduisante, des aigus faciles et percutants, des nuances pianissimo tendres et songeuses, un art de la colorature à toute épreuve, il fait de Giacomo V un héros romantique, mélancolique et forcément malheureux, « un Werther généreux » pour reprendre la formule d’Alberto Zedda.
Face à ces trois prétendants, chante la jeune soprano géorgienne Salome Jicia dont la carrière n’est encore qu’à l’état de début. Et c’est en réalité un début très prometteur qu’elle réalise, illuminant la scène en héroïne « pâle et blonde », digne sœur d’une Lucia di Lammermoor ou d’une Elvira d’I Puritani, notamment dans le final du I. Le timbre est particulièrement agréable à écouter, les aigus sont rayonnants et généreux, le médium fruité et la voix puissante. Tant d’atouts en font une Elena inoubliable, aussi inoubliable que la représentation entière.
La Donna del Lago, mélodrame en deux actes de Gioachino Rossini sur un livret d’Andrea Leone Tottola, 1819
Elena : Salome Jicia
Giacomo V – Uberto : Juan Diego Florez
Malcom : Varduhi Abrahamyan
Rodrigo : Michael Spyres
Duglas : Marko Mimica
Albina : Ruth Inesta
Serano / Bertram : Francisco Brito
Elena anziana : Giusi Merli
Malcom anziano : Alessandro Baldinotti
Direction musicale : Michele Mariotti
Mise en scène : Damiano Michieletto
Orchestra e Coro del Teatro Comunale di Bologna
Rossini Opera Festival (Pesaro), Adriatic Arena, le 11 août 2016